08 mai
2011

Orquestra Sinfônica Brasileira: une longue histoire…

Le feuilleton est une institution brésilienne. C’est le feuilleton de 18h, de 19h, et surtout celui de 20h. Depuis le mois de janvier, le milieu musical carioca n’a plus besoin de télé, puisqu’on nous sert le plus grand feuilleton jamais vu par ici, le feuilleton OSB.

L’histoire du bras de fer entre la direction de l’Orquestra Sinfônica Brasileira et ses musiciens est assez largement relayée par les médias locaux, et elle a également très vite gagné un retentissement international dans les milieux spécialisés. Alors que les dirigeants de l’orchestre persistent dans des mesures discutables, les musiciens ont reçu le soutien de très nombreux collègues à travers le monde, de fédérations de musiciens d’orchestre à des solistes renommés. Il est sans doute important de souligner que, si j’ai travaillé dans cet orchestre de 2000 à 2004, c’était lors d’une période révolue, avant la nomination du chef actuel. Il est bien évidemment difficile d’écrire un article qui ne sonne comme un réquisitoire contre le chef actuel, Roberto Minczuk. Croyez bien que mon intention première est d’informer.

 

L’Orquestra Sinfônica Brasileira (OSB) a été créée en 1940 à Rio de Janeiro : il s’agit de l’orchestre le plus traditionnel du pays, qui a reçu les plus prestigieux chefs invités, a réalisé de nombreux enregistrements et aussi quelques mémorables tournées internationales. En même temps, son histoire est jalonnée de crises, symptomatiques de la vie des musiciens au Brésil. De tous temps les musiciens jouaient dans deux orchestres, migraient d’un orchestre à l’autre au gré des marées : rares sont ceux qui ont connu une réelle stabilité d’emploi, tant les conditions économiques culturelles sont aléatoires. Lorsque je suis arrivé à Rio il y a onze ans pour jouer à l’OSB, l’orchestre traversait une de ces crises endémiques, nous recevions nos salaires avec plusieurs mois de retard (de deux à six mois de retard !), et si l’on peut toujours critiquer certains aspects artistiques, il me semble que nous avons tous fourni un effort considérable pour sauver notre orchestre.

 

De nouvelles perspectives

Cet orchestre est privé, et maintenu par une Fondation, la Fondation OSB, sorte de réunion de grands argentiers, parmi lesquels on retrouve quelques-uns des hommes les plus riches du Brésil. Au début des années 2000, alors que les finances de l’orchestre étaient au plus bas, la Mairie de Rio décide d’apporter son soutien à l’orchestre en en faisant le futur orchestre résident de la Cidade da Música (la Cité de la Musique), un complexe signé par l’architecte français Christian de Porzamparc. La Cidade da Música, très excentrée, aurait due être inaugurée en 2008, mais des problèmes évidents de sécurité, combinés à un changement politique, ont conduit à sa fermeture et à l’ouverture d’une enquête pour avoir englouti plusieurs fois le budget initial. La construction aurait coûté au total près de 500 millions de reais (180 millions d’euros), et devrait finalement être ouverte au public en 2011. 

En 2005, la Fondation OSB, passant outre l’avis de l’orchestre, nomme un nouveau chef : Roberto Minczuk. Il s’agit d’un chef encore jeune mais bien connu pour son intransigeance. Il était précédemment chef assistant à l’Orchestre d’État de São Paulo (OSESP). A la fin des années 1990, le chef brésilien John Neschling (autre figure extrêmement controversée), a su convaincre les pouvoirs publics de transformer radicalement l’Orchestre de l’État de São Paulo pour en faire un orchestre de niveau international, doté de moyens considérables, et travaillant dans la toute nouvelle Salle São Paulo, dans les murs d’une anciennne gare ferroviaire. En nommant Roberto Minczuk à Rio, la Fondation OSB entendait suivre l’exemple de l’Orchestre d’État de São Paulo, dans la perspective du déménagement de l’orchestre vers la Cidade da Música.

Cependant la transformation de l’OSESP, une réussite spectaculaire à bien des égards, n’en est pas moins entachée d’aspects peu glorieux. Une telle transformation, dans un pays marqué par la colonisation puis la dictature, ne saurait qu’enflammer les ambitions. Ambitions de pouvoir, ambitions politiques, ambitions des chefs d’orchestre. Malheureusement l’OSESP n’a pu maintenir les salaires prévus à un niveau international, suite à la dévalorisation de la monnaie locale, et ce n’est pas non plus un exemple de bonnes conditions de travail, malgré tous les moyens mis en oeuvre, puisqu’on y parle surtout de stress. Lorsque Roberto Minczuk arrive à Rio, il est déjà largement considéré comme l’ennemi public numéro 1 parmi les musiciens d’orchestre. Il sera bientôt nommé directeur artistique du Theatro Municipal de Rio (l’Opéra de Rio), et chef titulaire de l’Orchestre Symphonique de Calgary, au Canada. Sa qualité principale est l’exigence, mais d’aucuns pensent que c’est aussi sa seule qualité…

 

Démissions 

En 2001, Roberto Minczuk provoque la démission de 7 musiciens, dont 6 membres de la Comission des musiciens de l’OSESP (São Paulo).

En 2006, pour célébrer sa première année à la tête de l’OSB, il demandera la démission de 14 membres de l’orchestre, à la veille de Noël, “pour raisons artistiques”.

En 2008, alors qu’il est chef de l’OSB et directeur artistique du Theatro Municipal, les deux orchestres demandent son départ immédiat et se refusent à jouer sous sa direction. Fait inédit, il semblerait que son départ ait été exigé par les deux orchestres à l’unanimité ! Rien n’y fait !

 

La transformation de l’OSB 

Nous sommes en 2011. Les vacances de l’OSB commencent le 4 janvier. Le 6 janvier, tous les membres de l’orchestre reçoivent par télégramme et par courriel une convocation à une audition interne, qui aura lieu début mars. Cette audition n’aurait pas été annoncée antérieurement, et serait réalisée avec la collaboration d’un jury international. Évidemment, la légitimité d’un tel processus est posée… Il faudra attendre la fin février pour voir un premier mouvement de révolte. Des réunions ont eu lieu au Syndicat des Musiciens de Rio, et près de la moitié des membres de l’orchestre annonce son intention de boycotter ces auditions. Bien sûr, il s’agit de musiciens de niveaux plutôt variés, mais je peux vous assurer que parmi eux vous en trouverez d’excellents. Par ailleurs, il faut bien comprendre que depuis l’arrivée de M. Minczuk en 2005, de nombreux musiciens ont quittté l’orchestre, et des auditions de recrutement ont eu lieu qui ont attiré de nombreux étrangers, principalement chiliens. Ces étrangers dépendent de leur visa de travail.

Officiellement ces auditions n’auraient pour but que situer et orienter les membres de l’orchestre. Nombreux sont ceux qui y voient le début d’un processus de démissions, afin de pouvoir recruter des musiciens plus qualifiés, et parmi eux de nombreux étrangers qui seront plus vulnérables. Commence alors une bataille de l’information. La Fondation OSB, qui soutient M. Minczuk, prétend moderniser l’orchestre afin d’honorer sa prochaine installation à la Cité de la Musique. À l’instar de l’OSESP (São Paulo) quelques années auparavant, les moyens mis en oeuvre sont impressionnants. Je ne parlerai que de ce qui m’est proche : l’achat de plusieurs contrebasses de grande valeur, du mobilier d’orchestre de très haut niveau, et aussi la volonté d’acheter le meilleur matériel de percussion : tout est fait pour obtenir ce qu’il existe de meilleur.

 

La bataille de l’information 

D’un côté, la Fondation OSB prétend que l’intention serait la modernisation de l’orchestre, l’adéquation à un niveau d’exigence d’un très grand orchestre compétitif au niveau international, d’un orchestre qui porterait haut le nom du pays, et en vue des prochaines échéances que sont la Coupe du Monde de football et les Jeux Olympiques, événements médiatiques planétaires. Le chef Roberto Minczuk donne des interviews expliquant son point de vue, il ne comprend pas une telle résistence de la part des musiciens, ce serait pour eux une opportunité unique de participer à un projet de très haut niveau et de transformer l’OSB pour en faire un orchestre de “niveau international”. Alors que la crise s’aggrave et traîne en longueur, la Fondation OSB publie régulièrement des explications démentant les intentions que lui prêtent les musiciens.

Chez les musiciens personne n’est dupe : outre le fait que les auditions internes auraient été annoncées pendant les vacances, et sans aucune concertation ni communication préalable, le but même de ces auditions ne fait pour eux pas l’ombre d’un doute. Le passé de M. Minczuk est suffisamment éloquent, et plus tard une petite phrase du Président de la Fondation, M. Eleazar de Carvalho Filho, confirmera que l’idée de démissions aurait réellemment fait partie du projet. Le Syndicat des Musiciens de Rio se jette dans la bataille. Fin février, une majorité des membres de l’orchestre annonce son intention de boycotter les auditions internes. La Fondation réagit immédiatement en les informant que toute absence aux auditions pourrait constituer une faute grave, passible de démission. La fronde gagne du terrain et de très nombreux soutiens arrivent de l’étranger : plusieurs Fédérations nationales d’orchestres professionnels se prononcent contre les agissements de la Fondation OSB. L’une des toutes premières réactions vient de M. Gerald Mertens, directeur de l’Union des orchestres allemands, qui s’adresse à la Fondation OSB en des termes très vigoureux : “Arrêtez immédiatement ! Ce que vous faites est illégal.” Les soutiens sont très nombreux au Brésil, mais viennent aussi de pays aussi divers que la Hongrie, l’Israel, la Norvège… Et des soutiens de poids avec la Fédération américaine des musiciens des États-Unis et du Canada et la Fédération Internationale de Musiciens. Une pétition est en ligne sur internet, qui a atteint 3000 signatures en quelques jours : si cette pétition a vite perdu son rythme, les derniers signataires sont très expressifs, puisqu’on y retrouve les noms de Martha Argerich ou Maria João Pires !

Parmi les artistes brésiliens qui ont exprimé un vif soutien aux membres de l’orchestre, on retrouve Cristina Ortiz, Ana Botafogo, Nelson Freire, Isaac Karabtchevsky, Antonio Menezes, Marlos Nobre, John Neschling, Alex Klein…

Sur Facebook, les profils sont remplacés par un carré noir en signe de protestation. Le blog Slipped Disc, de Norman Lebrecht, publie des rapports détaillés de la crise de Rio.

 

Explosion 

Malgré l’ampleur de la protestation, les auditions internes ont lieu début mars. Quelques musiciens ont accepté de participer au jury, parmi lesquels un flûtiste allemand renommé, qui a certainement dû essuyer de sévères remontrances de ses collègues en Allemagne. Les membres de l’OSB qui ne se sont pas présentés à l’audition reçoivent un avertissement et une suspension, et sont intimés à se présenter à une nouvelle audition quelques jours plus tard. Finalement ce sont 36 musiciens rebelles qui seront licenciés, d’un orchestre qui en comptait 79. Parmi les musiciens qui sont encore officiellement membres de l’orchestre, il y aurait plusieurs vétérans insoumis mais épargnés en considération pour leur âge (une mesure humanitaire qui répond à de nombreuses manifestations d’indignation). Il y aurait aussi plusieurs étrangers qui dépendraient de leur visa de travail. Quatre musiciens seraient en grève et plusieurs autres seraient toujours dans l’attente de leur démission pour insubordination.

Le 9 avril, c’est enfin le concert d’ouverture de la saison de l’OSB au Theatro Municipal de Rio, sous la direction de M. Minczuk. De nombreux membres de l’OSB Jovem (l’orchestre de jeunes) ont été sollicités afin de remplacer leurs aînés rebelles, et dans les vents il semblerait que des amis de M. Minczuk soient venus spécialement de São Paulo pour compléter l’orchestre. Mais au moment même où M. Minczuk entre en scène, les huées couvrent les applaudissements et les membres de l’orchestre de jeunes se retirent. Le concert est annulé.

Le 28 avril, la Fondation OSB publie dans les journaux un communiqué expliquant que les négociations sont terminées et que les revendications des musiciens ont été acceptées (il s’agirait d’une proposition de reformuler l’organisation des auditions internes, ce qui en fait n’a pas été accepté par les rebelles).

Le 30 avril a lieu un concert mémorable, sous la baguette d’Osvaldo Colarusso et avec la pianiste Cristina Ortiz, réunissant les “demitidos” renforcés par leurs collègues de deux autres grands orchestres de Rio. La salle est pleine à craquer, les discours sont brefs et très appropriés. Malgré un espace peu adapté au symphonique, malgré la chaleur, la fatigue et des problèmes de matériel, la musique prend une nouvelle dimension.

 

Quel futur ? 

Alors que l’OSB n’arrive pas à démarrer sa saison, faisons le point sur la situation.

  • Les uns après les autres, les solistes invités annulent leur participation.
  • Les auditions de recrutement qui étaient prévues en ce mois de mai à Londres, New York et Rio sont maintenues. 33 postes sont à pourvoir, au lieu des 13 initialement prévus. La Fédération Internationale de Musiciens ainsi que de nombreuses personnalités et syndicats appellent au boycott de ces auditions.
  • L’Assembée Législative de l’État de Rio de Janeiro a convoqué des audiences publiques pour débattre du cas de l’OSB, et créé une commission spéciale. Aucun représentant de la Fondation OSB n’était présent pour rendre des comptes. On s’acheminerait vers l’ouverture d’une Commission d’Enquête Parlementaire (CPI), qui aurait pour but de vérifier les comptes de la Fondation OSB.

 

Nul ne sait quel sera l’épilogue de cette douloureuse affaire. On ne peut que constater l’incroyable dimension qu’elle a prise au fil des jours. Elle aura créé une union réellement forte des musiciens de Rio, une union renforcée par les soutiens très vifs de nos collègues du monde entier. Si des pertes financières semblent inévitables, nous osons espérer que la fin de cet imbroglio permettra de construire un futur meilleur, digne de la musique brésilienne et de la Cidade Maravilhosa.


Article publié par Gael LHOUMEAU.


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